La mobilité, un mode de vie, guide juridique : préface de J. Fierens (GJ)

 

La mobilité, un mode de vie – Guide juridique 2020

Préface de Jacques Fierens

J’aime cette peinture1 de Constant Permeke. Entendez-vous grincer les roues ? Entendez-vous le souffle rauque de l’homme arc-bouté, dont les pieds et les mains, immenses de travail et de douleur, viendront peut-être à bout de cette route qui n’a pas de bout ? Entendez-vous la respiration plus ténue de l’enfant, fille ou garçon, on ne sait pas, qui n’a certes pas la puissance de l’homme, mais dont l’aide est indispensable, et qui déjà a compris que sa vie aussi sera un chemin d’épreuves plus que de joies ? Entendez-vous, derrière les volets clos des maisons, si proches de la route qu’elles la touchent, les murmures malveillants et les invectives sourdes des sédentaires ?

Les Gens du voyage sont le voyage à l’état pur, celui qui puise dans la condition humaine la nécessité de chercher toujours, d’avancer, quoi qu’il en coûte, même si cette route-là, ou celle-ci, ont déjà été empruntées cent fois, parce que les cent premières fois, elles ne disaient pas la même chose et en vérité ne menaient pas aux mêmes endroits. Vous pensez peut-être que ces voyageurs perpétuels ne savent pas ce qu’ils cherchent, ou qu’ils ne cherchent rien, alors qu’ils sont en quête des mêmes choses que vous les sédentaires, mais autrement. De paix, d’amour et de justice, entre autres.

Le droit ne peut créer l’amour pour lequel il est radicalement incompétent et franchement maladroit. Comment voulez-vous aimer à coups d’obligations, de permissions ou d’interdictions ? Il donne rarement la paix, parce qu’il faut d’abord qu’elle règne pour que le droit puisse exister, et l’inverse n’est pas vrai. Mais le droit peut contribuer à la justice. Oh, je sais bien, il est bien plus souvent du côté des forts que des faibles, ce qui est le contraire de la justice, mais quand même, parfois …

Le chemin des Gens du voyage vers le droit et la justice, et le chemin du droit et de la justice vers les Gens du voyage sont comme celui qu’a peint Permeke. Pénible, infiniment long, manquant d’entretien, nécessitant souvent des efforts épuisants, sans cesse recommencés même quand on croyait la destination proche.

Il ne suffit pas de changer quelques lois ou décrets comme on bricole une aire d’accueil aux confins du territoire communal, avec un équipement minimum puisqu’il faut bien trouver un compromis entre, d’un côté, ceux, nombreux, qui n’en veulent pas, de ces gens-là, et de l’autre côté, ces gens-là et quelques rares autres qui rappellent que nous sommes tous embarqués dans la même roulotte depuis le commencement de l’histoire humaine.

Il ne suffit pas de trouver quelques juges qui tirent les conséquences de l’Etat de droit et des droits humains.

Il ne suffit pas que les administrations se souviennent que leur fonctionnement n’est pas un but en soi, ni le terrain d’exercice des petits chefs, mais qu’elles doivent mériter leur appellation de « services publics ».

Non, il faut d’abord, mais c’est le plus difficile, que les Gens du voyage aient quelque raison de croire qu’en ce qui concerne la route de la justice et du droit, elle est la même pour tous les petits, les méprisés, les inexistants politiquement. Il faut qu’ils puissent penser que le droit écrit par les sédentaires, les jugements des juges dont on dit qu’ils sont des magistrats « assis », les services publics si pesants, les concernent également dans leur route vers plus de justice, comme les autres femmes, et hommes et enfants. C’est seulement lorsqu’ils en seront convaincus, parce qu’on les aura écoutés avant de créer la norme, avant de rendre un jugement et avant de leur accorder ce qu’il leur revient en tant qu’administrés, que l’on pourra passer à une étape suivante du voyage, l’information.

C’est ce qu’ambitionne ce guide juridique à travers une séries de questions concrètes comme les cailloux du chemin, comme la montée sans fin sous le soleil ou dans la pluie, comme la transpiration de ceux qui poussent la roulotte.

Il faut apprendre à s’y retrouver dans les multiples carrefours légaux, pour savoir où il est possible d’installer sa caravane.

Il faut savoir comment obtenir une domiciliation ou une adresse de référence, notions si radicalement antagonistes de l’esprit de voyage.

Il faut apprendre que les droits humains incluent aussi des droits économiques, sociaux et culturels, censés aider à éviter la précarité ou la pauvreté, ou à en sortir : aide sociale, intégration sociale, aides pour le chauffage, pour le paiement des loyers …

Il faut savoir comment les Enfants du voyage accéderont à la plus grande de toutes les richesses, le savoir, le savoir-faire, l’observation critique du monde et des humains. On les trouve à l’école, mais pour y accéder et surtout en recueillir les fruits, il faut choisir entre la scolarisation à domicile ou à distance, obtenir les bourses d’étude auxquelles on a droit, se méfier des apprentissages qui séparent les enfants « normaux » et les enfants « à besoins spécifiques ».

Pour gagner sa vie et celle des siens, il faut connaître les règles qui régissent le commerce ambulant, savoir comment obtenir une autorisation d’activités foraines.

Pour que soient reconnues les activités artistiques, aussi indispensables à tous que la nourriture ou l’école, il faut s’y retrouver entre les contrats de travail de différents types et les allocations diverses octroyées aux artistes.

Et enfin, sur le difficile chemin de la justice, il faut apprendre comment faire que tous ces droits ne soient pas purement théoriques. Il faut apprendre à exercer son droit au droit.

Bien sûr, avancer sur cette route dépend aussi des autres, spécialement des juristes et des acteurs de l’institution-justice comme les avocats de l’aide juridique, mais pas seulement. Demander ses droits, au besoin intenter un procès dans lequel, pour une fois, on ne sera pas réduit à se défendre contre les prétentions d’un autre ou contre une accusation, est un acte citoyen. « Citoyen » veut dire de la même cité, du même pays, de la même route.

Ce guide est un outil indispensable pour que les Gens du voyage puissent être des citoyens à part entière. Il doit beaucoup à ses auteurs et à l’expérience du Centre de médiation des Gens du voyage et des Roms. Il doit tout à ce que les Gens du voyage ont appris aux juristes.

Jacques Fierens

Avocat, professeur de droit.

1Constant PERMEKE (1886-1952), «La Roulotte», 1927

 Dernière mise à jour : 14-04-2021

Cet article est issu de la publication “La mobilité, un mode de vie – Guide juridique“.

Pour retourner au sommaire, cliquez ici.Cover guide juridique 2020 light